Qu’est-ce que le domaine public ? Une première définition me vient alors à l’esprit : est dit du domaine public l’ensemble des biens qui ne peuvent être propriété privée. Par exemple, l’air que l’on respire est le modèle par excellence d’un bien appartenant par essence au domaine public. Mais, dans le droit, le domaine public est aussi un statut sous lequel sont placés les biens intellectuels, pour lesquels, au terme de leur durée de protection, il n’est plus nécessaire de demander une autorisation d’exploitation quelconque. Par exemple, « tomber dans le domaine public » se dit particulièrement des ouvrages littéraires et des autres productions de l’esprit ou de l’art, qui, après un certain temps déterminé par les lois et par les traités internationaux, cessent d’être la propriété des auteurs ou de leurs héritiers.
Mais alors quoi ? Si, au bout d’une certaine durée, il n’est plus nécessaire de demander une autorisation d’exploitation quelconque, cela voudrait dire qu’il nous est possible de nous ré-approprier l’œuvre en question dès qu’elle est tombée dans le domaine public ? Suivant ce raisonnement, si je n’ai pas d’argent pour m’acheter les œuvres complètes d’Apollinaire, je vais attendre que celles-ci tombent dans le domaine public pour pouvoir en profiter. Mais voilà que ça se corse : à peine l’auteur est-il tombé dans le domaine public qu’il se voit happé par une maison d’édition qui, le complétant d’un appareil critique et explicatif, justifie ainsi une nouvelle commercialisation. Je m’énerve alors ! Puisque la définition même du domaine public est d’être soustraite à la propriété privée, pourquoi semble-t-il que le seul moyen d’acquérir une œuvre tombée dans le domaine public est de l’acheter à une société qui en a fait son bien privé ? Le paradoxe qu’il faudra dénouer tout au long de cet article tourne autour de la question de la propriété, et de l’existence supposée d’une chose qui serait le « bien commun ». Après Spinoza disant – contre la déduction trop rapide de l’existence à partir de l’essence – que « le concept de chien n’aboie pas », nous nous demanderons si du concept de « bien commun » tel qu’il est énoncé dans le Droit, il est légitime de déduire son existence réelle. Mais j’en ai déjà trop dit ! Il est nécessaire de faire un pas en arrière, et d’accorder tout son crédit à l’attitude naturelle sur la question du domaine public, avant d’oser s’aventurer plus loin.
S’il n’est plus nécessaire de demander une autorisation quelconque avant de pouvoir exploiter une œuvre, cela ne me gênerait pas a priori qu’une personne privée s’approprie cette œuvre, l’exploite dans diverses formes (lecture, commentaire, restauration) et aille même jusqu’à la vendre. En effet, si les droits d’exploitation ne sont plus réservés à une personne en particulier, cela veut dire que n’importe quel quidam peut l’exploiter, comme ça lui chante, et à toutes les fins qui lui semblent opportunes. Cette personne privée peut être un particulier, ou un collectif (association, société, entreprise).
Si c’est un particulier, il ne pourra pas faire plus qu’exploiter l’œuvre tombée dans le domaine public en la lisant, en l’écoutant, en la regardant, etc. De ce fait, son appropriation de l’œuvre tombée dans le domaine public sera très limitée. Mais nous tombons alors dans une impasse, mes amis. Car un particulier, seul, ne peut avoir accès au domaine public. Je ne peux pas avoir accès à Eugénie Grandet, ou à Molière sans passer par un éditeur. D’ailleurs, il y a des collections qui font de la vente de classiques, non augmentés d’appareils critiques, leurs fonds de commerce (cf. « les Classiques », Garnier Flammarion). De sorte que le lecteur de semblables collections se sent bien souvent « la providence des écornifleurs » pour reprendre les paroles de Brassens. Mais quoi alors ? Si le seul moyen pour le lecteur d’accéder au domaine public est de passer par un éditeur et un distributeur, n’y a-t-il pas moyen qu’il ne s’y fasse pas un peu moins écornifler ? Il y a bien les éditions augmentées qui, elles, ne se préoccupent pas uniquement de la marge de l’éditeur, mais bien d’un véritable travail de recherche universitaire. A celles-là, nous rendons les hommages et mentionnons, à titre d’exemple, le travail effectué par Élie During, à l’occasion de l’arrivée de Bergson dans le domaine public, pour la collection « Quadriges Grands Textes ». Il faut bien que ces éditeurs et universitaires aient une certaine idée du « bien commun », sinon ils n’auraient pas déployé un appareil critique et explicatif dans le but de rendre ce bien commun accessible intellectuellement à tous.
On déduira alors que l’idée du « bien commun » précède sa réalisation objective. Autrement dit, l’idée de « bien commun » est quelque chose qui fait uniquement l’objet d’une foi rationnelle. Reprenant le concept kantien pour mon propre compte, je définis le concept de foi rationnelle comme une conviction, une adhésion morale en l’existence d’une idée n’ayant pas de manifestation sensible. Les conditions de possibilité de réalisation de l’idée du « bien commun » dépendent de cette adhésion. C’est donc la morale qui conditionne l’action et la réalisation de l’idée du « bien commun ». A titre d’exemple, en 2011, un activiste du nom de Greg Maxwell avait récupéré 18 952 articles appartenant au domaine public pour les diffuser en torrent sur The Pirate Bay, accompagné du texte suivant :
Le droit d’auteur est une fiction juridique qui représente un compromis étroit : nous abandonnons une partie de notre droit naturel à échanger de l’information contre la création d’une incitation économique pour les auteurs, afin que nous puissions tous bénéficier de plus de contenus. Lorsque les éditeurs abusent du système pour justifier leur propre existence, lorsqu’ils déforment les limites de la zone de validité du droit d’auteur, lorsqu’ils usent de menaces de contentieux sans fondement pour supprimer la diffusion de travaux appartenant au domaine public, c’est toute la communauté qu’ils dépossèdent.
On pourrait aussi citer Aaron Swartz qui mit en œuvre par son action les préceptes qu’il défendait dans son « Guerilla Open Access Manifesto » en 2008 :
There is no justice in following unjust laws. It’s time to come into the light and, in the grand tradition of civil disobedience, declare our opposition to this private theft of public culture.
We need to take information, wherever it is stored, make our copies and share them with the world. We need to take stuff that’s out of copyright and add it to the archive. We need to buy secret databases and put them on the Web. We need to download scientific journals and upload them to file sharing networks. We need to fight for Guerilla Open Access.
Qu’est-ce que le « Guerilla Open Access Manifesto » si ce n’est l’adhésion à une posture morale (« there is no justice in following unjust laws »), qui conditionne et rend possible un certain nombre d’actes (« take information […] make our copies […] share them […] buy secret databases, etc… ») permettant l’accès de l’idée de bien commun à l’existence ? Ainsi, on arrive à une première conclusion selon laquelle l’exploitation de ce bien commun permise par son entrée dans le domaine public n’est pas une appropriation, mais une mise à disposition de celui-ci. Répétons-le :l’exploitation du domaine public n’est pas son appropriation, mais sa mise à disposition. Cette dernière peut passer par le biais de moyens intellectuels (comme c’est le cas pour les éditions critiques augmentées d’œuvres tombées dans le domaine public), ou par des moyens informatiques (comme c’est le cas pour Aaron Swartz et son « Guerilla Open Access Manifesto »). Si le paradoxe s’estompe à la lumière de l’analyse, le problème subsiste encore sur certains points. En effet, si je veux acquérir une œuvre tombée dans le domaine public, mais non augmentée d’une édition critique, je vais devoir acheter cette œuvre à un éditeur qui en aura fait son fonds de commerce. Fichtre.
La mise à disposition, qui est le sens le plus légitime de l’appropriation du domaine public, passe alors par des initiatives comme le projet Gutenberg, bibliothèque de versions électroniques libres de livres physiquement existants. Le projet fut lancé par Michael Hart en 1971 et nommé en hommage à l’imprimeur allemand du XVème siècle Johannes Gutenberg. En janvier 2013, le projet Gutenberg annonce proposer plus de 40 000 livres dans sa collection. Le slogan du projet, « brisons les barrières de l’ignorance et de l’illettrisme », a été choisi parce que le projet espère continuer l’œuvre de répandre le goût pour l’héritage littéraire, ce que commença à faire la bibliothèque publique au début du XXème siècle. C’est donc encore une fois de mise à disposition que nous parlons, et le projet Gutenberg a ceci de nouveau, résolvant ainsi tout à fait notre problème, qu’il distribue les œuvres tombées dans le domaine public sans leurs appareillages critiques. De plus, tous les textes du projet Gutenberg peuvent être acquis et redistribués par les lecteurs sans aucun frais. Le projet possède la marque déposée de « projet Gutenberg » et l’utilisation commerciale des e-texts sous marque déposée requiert un droit payable au Projet. Ce dernier, hébergé par plusieurs universités jusqu’en 2000, a été officiellement organisé sous la forme d’une entité juridique sans but lucratif, dont le statut correspond à peu près à celui des associations loi 1901 de droit français. L’argent gagné par le projet est réinvesti dans la réalisation de l’idée qui le sous-tend, c’est-à-dire la mise à disposition du domaine public gratuitement.
Malgré cela, des critiques ont été adressées envers quelques e-texts du Projet Gutenberg concernant leur manque d’érudition, par exemple, le détail insuffisant des éditions utilisées et l’omission des préfaces originelles publiées. A cause de ces défauts, l’édition électronique n’est pas une copie fidèle d’une édition papier, et elle est inutilisable dans le cadre d’un travail universitaire. Mais la confrontation des premiers e-texts aux nouveaux permet de constater une tendance à la meilleure préservation de tels textes ; la plupart des nouveaux textes conservent l’information et les préfaces de l’édition originale.
En conclusion, et contre les vieux ronchons et autres Théophrastes, il faut souligner les formidables avancées que permettent la numérisation dans l’accès à l’existence de l’idée du « bien commun ». Par opposition, sa mise sous tutelle par des capitaux privés est très regrettable. La rentabilité ne doit pas se faire au mépris de la mise à disposition du fond public à tout un chacun. Et les conditions d’accès prévues – dans le cadre des accords Bnf Partenariats – aux œuvres numérisées du domaine public sont déplorables. Quelques exemples : pour les Livres Anciens, 5 % des ouvrages accessibles sur Gallica pendant la période d’exclusivité (10 ans glissants à compter de la publication des collections numérisées) ; pour les œuvres de littérature, oui si mention du sponsor à l’intérieur du livre…. On n’a pas fini de se faire écornifler.
(source : http://blog.sanspapier.com/le-domaine-public-reflexions/)
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