L’enjeu de cet article est d’examiner la production d’une œuvre avec la méthode du crowdfunding, en mettant en relief ses particularités par rapport au contrat d’édition traditionnel.
Le principe-même du crowdfunding – dont l’exemple le plus célèbre est la plate-forme Kickstarter.com – est l’effort d’un ensemble d’individus mutualisant une partie de leurs argents pour permettre à une production d’une personne ou d’une organisation d’exister. Il a permis à beaucoup de projets dans les domaines les plus variés, de l’environnemental à l’artistique, de voir le jour. Ces projets étaient, pour la plupart, refoulés à la porte des circuits traditionnels de l’édition. Si les éditeurs installés prétextaient que ces œuvres ne trouveraient pas leurs publics, leur réalisation par l’intermédiaire du crowdfunding a souvent prouvé le contraire.
Le contrat d’édition est défini par l’article L 132-1 du Code de la Propriété Intellectuelle : « le contrat d’édition est le contrat par lequel l’auteur d’une œuvre de l’esprit ou ses ayants droits cèdent à des conditions déterminées à une personne appelée éditeur le droit de fabriquer ou de faire fabriquer en nombre des exemplaires de l’œuvre, à charge pour elle d’en assurer la publication ou la diffusion ».Ce contrat doit obligatoirement être constaté par écrit (article L131-2 du CPI). Cette règle, qui pose une simple règle de preuve, a pour objectif de protéger les intérêts de l’auteur.
Premier constat : le crowdfunding n’assure pas une rémunération pour l’auteur du livre. Il l’appelle de ses vœux, plutôt. Reste à sa charge de fédérer une communauté autour de son intérêt. Par conséquent, une œuvre financée par le crowdfunding peut se réaliser si et seulement si elle trouve son public. L’impératif pour réussir dans son entreprise de crowdfunding est de pouvoir toucher un public large, ou alors une communauté déjà fédérée autour d’un secteur d’activité. Le succès ayant auréolé le financement du web-comic « Hamlet, le livre dont vous êtes le héros », montre bien qu’il suffit d’un microcosme regroupé autour d’un même centre d’intérêt (le livre numérique) pour que des initiatives innovantes puisse émerger. Les réseaux sont donc préétablis.
Dans le cas du contrat d’édition traditionnel, l’auteur se voit assuré un pourcentage des droits d’exploitation sur la vente de son livre (8 à 12% dans le cas d’une édition papier, 20 à 50% dans le cas d’une édition numérique). La fabrication du livre, sa distribution et sa promotion sont à la charge de l’éditeur. Si le revenu est assuré, dans le cas d’une édition papier, le pourcentage touché par l’auteur reste très faible au regard du travail accompli pour créer l’œuvre (cf. pour un livre vendu à 18 euros, il touchera 0,72 centimes par exemplaire). Pour le livre numérique, le pourcentage touché sur les droits d’exploitations sont beaucoup plus conséquents, mais le prix de vente diminue (voir billet politique prix numérique). Dans le cas d’une mutualisation coopérative, est à charge de l’auteur de s’occuper de la distribution et de la promotion de son œuvre, en contrepartie il touchera l’intégralité des droits d’exploitation. Mais alors comment les acteurs de cette mutualisation se voient-il rétribués ? Un système de récompenses croissante est mis en place en échange des dons. Un projet Bd localisé à Los Angeles propose par exemple à qui donnera 1000 dollars ou plus de prendre l’avion pour aller le rencontrer, ou qu’il soit, puis de passer la journée avec lui en buvant des bières, et en parlant religion et politique. Il y a donc, je pense, dans le processus de financement participatif une bonne part de la promotion et de la communication autour de l’œuvre qui se joue, ce qui est un plus indéniable pour ce modèle. D’autre part, les contributeurs forment ensemble le capital de départ du projet, et se voit rétribués par, à partir d’une certaine somme, un chapitre dont ils dicteront le sujet, par exemple. Il y a donc un échange bilatéral créatif / financier dans lequel se joue le profit, la plus-value pour celui qui finance en partie le projet. Autrement dit, la plus-value n’est pas d’ordre financière, elle est d’ordre artistique. De la même manière que dans le fonctionnement capitaliste, la plus-value financière est ce qui dicte l’investissement, dans le fonctionnement du crowdfunding, la plus-value créative, ou même d’ordre humaine (comme le montre l’exemple du projet BD) est ce qui dicte l’investissement. Nous entrons dans une ère nouvelle : plus de consommateurs, mais des contributeurs. (à ce sujet, voirl’interview de Bernard Stiegler sur Rue89).
Rejoignant encore une fois la problématique du domaine public, parlons de la licence « Créative Commons ». Ou plutôt devrais-je dire les licences puisqu’elles sont au nombre de six et permettent aux titulaires de droits d’auteur de mettre leurs œuvres à disposition du public à des conditions prédéfinies. Elles viennent en complément du droit applicable, et ne se substituent pas au droit d’auteur. Ces autorisations non exclusives permettent aux titulaires de droits d’autoriser le public à effectuer certaines utilisations, tout en ayant la possibilité de réserver les exploitations commerciales, les œuvres dérivées et les conditions de redistribution. La plate-forme américaine Unglue.it œuvre en ce sens en proposant un concept innovant. Elle permet à des livres publiés de manière traditionnelle, mais non partageable à cause de restrictions légales absurdes (cf.DRM), de s’élever dans le domaine public. L’auteur et l’éditeur décide quel somme leur permettrait de laisser partager librement le livre en question avec le monde entier. Unglue.it s’occupe de collecter cette somme par l’intermédiaire du crowdfunding. Une fois la somme récolté, les propriétaires légaux des droits d’auteurs sont payés et une version gratuite du livre est disponible sous la licence Créative Commons. Le livre académiqueOral Literature in Africa, de Ruth H. Finnegan est le premier livre pour lequel cette opération a fonctionné. D’autres suivront, à n’en pas douter.
Enfin, le crowfunding ne repose pas sur l’accumulation primitive d’un capital. Cette dernière, selon les chapitres 26 et 33 du Capital de Marx, est le processus historique qui a conduit la bourgeoisie à se créer par les rapines et la violence son capital, ayant permis par la suite la révolution industrielle et le salariat au IXème siècle. Cela a permis de mettre en place les rapports de production capitaliste : le travailleur, dépossédé de ses moyens de production, doit s’aliéner au patron pour pouvoir les utiliser et en vivre. Le patron, en retour, lui donne un salaire qui permet à l’ouvrier de régénérer sa force du travail pour continuer à se faire exploiter. De manière analogique, dans les circuits traditionnels, l’auteur ne possède pas les outils de promotions et de distribution qui lui permettraient de faire vivre tout seul son propre travail. Le crowdfunding le lui permet en prenant à rebours certains principes du capitalisme comme celle de la plus-value (voir plus haut), et celui de l’accumulation primitive du capital.
Pour conclure, n’oublions pas le processus de sélection de textes de la part de l’éditeur qui, séparant le bon grain de l’ivraie, accomplit un travail qui ne saurait heureusement être remplacé.
(source : http://blog.sanspapier.com/le-crowdfunding-reflexions/)
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