Entre le jeune auteur ayant créé une saga digitale innovante, et le maître reconnu qui n’a pas hésité, avec François Schuiten, à étendre son oeuvre vers les nouveaux médias, le courant ne pouvait que passer. Petit tour de la vision du numérique de Thomas Cadène et Benoît Peeters…
Monsieur Peeters, comment avez-vous été amené à connaître Les Autres Gens ? Et à l’inverse, Monsieur Cadène, comment avez-vous été amené à connaître Les Cités Obscures ?
Benoît Peeters – J’ai toujours eu un rôle un peu mêlé dans la bande dessinée, étant scénariste, mais aussi historien et éditeur. Attentif à ce qui se passe, j’ai été naturellement amené à découvrir le projet Les Autres Gens, à le trouver marquant par son mode de publication novateur issu d’une initiative d’auteur. Dans cette période empreinte de morosité, cela fait plaisir à voir.
Thomas Cadène – L’ennui qui pourrait aller avec les déplacements imposés chez les amis de ses parents quand on est jeune est un fabuleux vecteur de découverte de la bande-dessinée ! Quel que soit l’endroit où nous allions, il y avait toujours une bibliothèque et, très souvent, dans lesdites bibliothèques on trouvait Les Cités Obscures. On a parfois tendance à l’oublier mais bien avant la révolution éditoriale des années 90, il y a toujours eu dans la BD une grande place pour des projets éditoriaux extrêmement audacieux. Il y avait des choses très étranges, fascinantes pour un regard adolescent, et Les Cités Obscures en est un des exemples les plus illustres. Même si je savais ne pas en saisir toutes les subtilités, l’univers est tellement riche que je voulais m’y perdre…
Si la série Les Autres Gens avait trouvé un éditeur papier dès sa création, auriez-vous accepté de la lancer sur ce support ? Autrement dit, le choix du numérique est-il venu par nécessité uniquement?
T.C. – Il n’y avait, volontairement, pas d’éditeur papier au départ. J’y avais pensé avant de le lancer, mais au moment de la création, quelqu’un m’a dit “fais le seul, c’est du numérique !”. Je ne le regrette pas, j’ai énormément appris, mais son présupposé selon lequel, si c’est numérique, c’est simple est une folie ! Ceci étant dit, je ne sais pas si, à l’époque, les éditeurs auraient accepté de suivre… J’en doute. En effet, le discours dominant était, alors que les auteurs s’alarmaient de leur situation quant à leurs droits numérique, qu’il n’y avait pas de marché sur ce terrain là. C’était un peu un cercle vicieux. On dit qu’il n’y a pas de marché, donc on n’y met rien et donc les gens n’y trouvent rien et donc il n’y a pas de marché… J’essayais de m’extirper de cette logique absurde parce que je croyais que le numérique était le support idéal de ma motivation première qui était le feuilleton.
Et vous, Monsieur Peeters, quelle a été la volonté qui a présidé au tournant transmédia des Cités Obscures ?
B.P. – Poussé par son père vers l’architecture et la peinture, François Schuiten était nourri de traditions assez différentes de celle de la bande dessinée. Quant à moi, formé par la littérature, le cinéma et la philosophie, j’étais déjà très éclectique dans mes goûts. Dès que la possibilité nous a été donnée de sortir de la bande dessinée au sens strict, nous avons essayé avec évidence et plaisir. Puisque François réalisait des images à côté de la bande dessinée, je m’étais dit : « tiens, je pourrais prendre les images comme une sorte de scénario, et me faire moi l’illustrateur en textes ». Cela a donné des livres comme L’Archiviste et L’Écho des Cités.
Le succès de nos premiers livres plus classiques aidant, Casterman nous laissait certaines portes ouvertes. Nous avons donc commencé à présenter des conférence-fictions, mis en place une exposition-spectacle à Angoulême en 1990 (« le Musée des ombres »), et créé le premier site d’auteur en 1996 (urbicande.be).
Nous sommes allés puiser des références hors de la BD, pour ensuite essaimer ailleurs. Mais ce n’est pas nouveau : Winsor McCay, déjà, faisait du dessin animé et se montrait sur scène. Depuis le début du XXe siècle, deux tendances se dessinent dans l’histoire de la bande dessinée : l’une qui privilégie la régularité de production de l’album, la fidélité à un personnage, un éditeur et un format ; l’autre qui zigzague, emprunte à gauche et à droite et essaime vers d’autres mondes. Instinctivement, nous nous sommes tout de suite placés du côté de la seconde.
T.C. – En ce qui me concerne, j’ai fait du Droit, et me suis intéressé à un milliard de choses avant même d’aller vers la bande dessinée. Le fait d’avoir grandi hors cadre me permet peut-être de m’autoriser à en sortir plus facilement.
B.P. – Il y a un petit côté, chez certains scénaristes – qui peut donner de très bon résultats d’ailleurs – de chef d’équipe, concevant un plan à long terme, avec des dessinateurs qu’ils considèrent un peu comme des exécutants. Quant à moi, j’ai toujours eu le sentiment que le dessinateur était pleinement associé au scénario, un scénario que je conçois d’ailleurs « sur mesure », en fonction de son style et sa personnalité.
T.C. – Ha ha ! J’ai été exactement les deux types de scénariste que décrit Benoît ! Avec Les Autres Gens, il était hors de question d’intervenir dans le style du dessinateur, dont l’apport principal consistait à poser une ambiance unique par son trait. En revanche, il ne fallait pas dévier d’une virgule de ce que le scénariste écrivait. Parallèlement, j’ai rencontré des dessinateurs dans une relation qui n’entrait pas dans ce cadre. Ce qui ne m’a pas empêché de retravailler ensuite avec eux, avec l’envie de les voir s’emparer de ce que j’écrivais pour en faire autre chose.
B.P. – L’une des choses qui me plaît dans Les Autres Gens, c’est qu’il y a un cadre dans lequel tout le monde s’inscrit, sans pour autant qu’il y ait d’unité graphique. À un moment, on avait l’impression qu’un impératif catégorique gouvernait la BD : « si tu as démarré avec une gamme de couleurs pastel, tu resteras fidèle au pastel. Tu ne feras pas non plus varier l’épaisseur du trait, etc. ». Mais la génération de L’Association a prouvé qu’il était possible de jouer avec les règles sans abdiquer de son style, ni de son envie.
T.C. – Dans ces nouveaux formats, le rapport du lecteur à ce qu’il a sur son écran est différent de ce qu’on a l’habitude de voir. Pour Les Autres Gens, je craignais presque le lectorat de bande-dessinée, redoutant qu’il soit effrayé par ce format-là et qu’il le rejette. Ce qui d’ailleurs, chez certains, n’a pas manqué d’arriver. Je me suis donc adressé d’une manière générale aux amateurs de feuilleton, quelle que soit sa forme, plutôt qu’aux amateurs de BD spécifiquement.
B.P. : Les vieux rythmes – genre un tome 48CC par an – n’arrivent plus à accrocher de nouveaux lecteurs et ne fonctionnent que pour des séries installées. Tout comme les séries télé ont dû se renouveler profondément pour conquérir de nouveaux publics, le concept de série BD a besoin d’être réinventé. Il faut un rythme de publication plus rapide et donc de nouvelles manières de faire travailler ensemble des auteurs. Mais il faut qu’ils restent pleinement des auteurs, et non pas qu’ils deviennent des mercenaires interchangeables. Dans une série télé, les scénaristes et les réalisateurs ne cessent de changer, et ce sont pour une large part les acteurs qui apportent l’unité. En bande dessinée, il faut qu’il y ait un maître du jeu pour que le projet ne parte pas dans tous les sens. Mais il faut aussi beaucoup de liberté pour que l’énergie et le désir soient au rendez-vous. Donjon était un beau processus dynamique, initié par deux auteurs et que beaucoup d’autres auteurs ont eu envie de rejoindre. Lastman propose aujourd’hui un autre modèle, très intéressant lui aussi. De tels projets ne peuvent pas se mettre en place dans un cadre trop rigide. Beaucoup des grosses machines éditoriales veulent à tout prix faire entrer les nouveaux projets dans des vieux cadres. Si on n’invente pas de nouvelles conditions de rémunération, de nouvelles formes de collaboration, de nouveaux liens entre des auteurs et leur éditeur, le travail de création s’en ressentira.
Chacune des séries parle de politique à sa manière. Les Autres Gens, en se faisant le décalque narratif de l’actualité politique, et Les Cités Obscures , de manière plus symbolique. Pensez-vous, chacun, qu’une bonne histoire se doive d’inciter le lecteur à réfléchir sur le monde qui l’entoure ? Pensez-vous qu’elle puisse le faire mieux qu’un traité de politique ? Et pourquoi ?
T.C. – J’ai toujours eu du mal avec l’idée qu’on pourrait s’extraire du monde, et des enjeux politiques qui l’animent. Il n’y a pas une fiction, quelque soit son niveau de qualité ou de médiocrité, qui ne soit pas sous-tendue par un fond idéologique. Quand je crée un personnage, je peux dire pour qui il vote, et tenir son discours. On proclame partout que la politique est nulle, il n’empêche qu’on baigne dedans, qu’il y a des gens qui prennent des décisions, et d’autres qui ont toutes sortes de réactions face à ça. La lecture du monde par la fiction, c’est des milliards de portes qui s’ouvrent, qui nous permettent d’être plus riches des autres. C’est donc un support pertinent et inévitable pour parler de ces questions-là.
B.P. – Dans Les Cités Obscures, Il n’y a pas directement un discours, mais plutôt la recherche de l’incarnation d’un thème ; il s’agit de trouver la bonne métaphore, car une fiction n’est pas un énoncé théorique. À l’époque de La fièvre d’Urbicande, Berlin était coupée en deux par le Mur, et c’était probablement la métaphore la plus directe du contexte de notre histoire. La ville d’Urbicande ne ressemblait pas à Berlin, mais le fleuve y jouait le même rôle que le Mur à Berlin. Quinze ans après, nous étions à Beyrouth pour une conférence et une séance de dédicaces, et une lectrice est venue nous dire : « Urbicande, c’est vraiment Beyrouth ! » La métaphore qui nous avait permis de construire l’album en rencontrait une autre dans la tête de cette lectrice. C’était une belle récompense. D’une certaine façon, on ne sait pas tout à fait ce qu’on raconte. Il y a bien sûr une envie de dire le monde. Mais il reste une part irréductible de fiction qui fait appel à l’inconscient.
T.C. – Quand un lecteur me demande si son interprétation est la bonne, je lui dis « bien sûr elle est bonne, puisque c’est la tienne ! » Une bonne œuvre ne doit pas apporter une réponse, mais poser une question.
B.P. – On ne peut pas transcrire une conversation de café et se dire que son authenticité suffit à justifier sa place dans un roman. Si la fiction a du sens, c’est parce qu’elle apporte une autre dimension, même quand elle se nourrit du quotidien.
Dans un entretien sur Du9, Monsieur Cadène parlait de la culture numérique comme d’un « hybride permanent ». Pourriez-vous nous en dire plus ?
T.C. – On peut glisser ce qu’on veut dans le numérique, mais il faut se garder de la tentation de tout y mettre. Il faut trouver son chemin, inventer sa manière de raconter, et son rapport avec le lecteur. Par exemple, avec le feuilleton Romain & Augustin, je me retrouve à échanger sur Twitter avec des lecteurs pour une histoire qui n’est pas terminée.
Êtes-vous d’accord avec cette définition, Monsieur Peeters, et pensez-vous que celle-ci puisse recouvrer l’aspect transmédia des Cités Obscures ?
B.P. – L’ « hybride permanent », c’est chacun de nous. Ayant des curiosités multiples, nous sommes mentalement hybrides. Le numérique permet d’offrir de nouveaux contextes de diffusion des œuvres. Pendant des années, nos récits étaient d’abord des feuilletons dans le mensuel (A suivre). La prépublication suscitait une pléthore de réactions, dont parfois nous tenions compte. Cela a disparu. Aujourd’hui, il y a un immense nombre d’albums qui passent inaperçus, car ils n’ont pas bénéficié d’une rampe de lancement. Avec Les Autres Gens ou Delitoon, des gens inventent de nouvelles façons de rencontrer des lecteurs. La forme bande dessinée ne doit pas être bouleversée pour autant, car elle est solide et excitante telle qu’elle est : des images qui coexistent avec du texte, sans animation et sans bande son. En croyant améliorer l’outil, on en fait non plus un hybride, mais un bâtard. Or la bande dessinée n’est pas une addition d’éléments, mais un médium à part entière.
T.C. – La bande dessinée n’a aucune vocation à être balayée, sous prétexte qu’on passerait du papier à l’écran. En revanche, ce que le support numérique et son interopérabilité peuvent apporter, c’est la mise à disposition pour le lecteur d’un d’univers qui va au-delà du récit. Une autonomisation des personnages peut être permise par le biais des réseaux sociaux, où un lecteur peut subitement se prendre à incarner un des personnages de la série, comme l’a fait une lectrice des Autres Gens, en incarnant le personnage de Florence Mouchin et en dialoguant avec ses auteurs. On réinvente le travail de création de la fiction, on repense aussi, du moins on devrait, son accompagnement mais c’est également le rapport au lecteur qui change. Les outils sont multiples et les niveaux de lecture ou d’implication aussi.
B.P. – Grâce à l’interopérabilité, le lecteur n’est plus uniquement consommateur de l’histoire, il peut en être aussi l’acteur. Quand le lecteur cherche sa place dans un univers imaginaire, il fait un cadeau aux auteurs en leur disant que celui-ci est habitable.
Propos recueillis durant l’été 2013
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