En septembre 2019, la Direction d’Eau de Paris a proposé à ses collaborateurs une série d’ateliers d’écriture dirigés par l’écrivain Jean-Marc Ligny. Le thème ? Le futur de l’eau. Le résultat ? La nouvelle que vous pourrez lire ci-dessous, dont Jean-Marc Ligny a fait la critique suivante :
“ C’est très bien écrit, les scènes sont vivantes, les personnages attachants, il y a un souci du détail et de la description utile “
Chapitre 1
Concerto n°2 de Rachmaninoff. D’abord le piano. Quelques notes. Un accord mineur. Puis l’orchestre suit calmement, comme un fleuve qui de méandres en méandres, traverse un paysage. La vallée du Nil apparaît devant les yeux d’Enki, qui s’embuent. C’était ses premières vacances avec Linaé. Ils étaient jeunes, amoureux, et traversaient la mer pour la toute première fois. Enki accélère le pas. Son casque audio oscille sur ses oreilles. Une goutte de sueur nait sur le haut de son front, s’en détache d’une secousse et vient s’écraser sur l’un des deux jerricans pleins qu’il transporte à bout de bras. Après avoir dominé la première partie du concerto, l’orchestre laisse de nouveau place au piano, qui se lance alors dans de frénétiques montées chromatiques. Du coin de l’œil, Enki aperçoit quelques ombres qui se précipitent vers lui, filant à travers le champ de carcasses de voitures qui s’étend à sa droite. Bientôt, les premières voix se font entendre :
— HÉ ! Arrête-toi ! On a un bébé au campement, qui n’a pas bu depuis deux jours. Arrête-toi, putain !
Enki recale son casque sur ses oreilles et se met à trottiner. Il connait cette astuce, courante chez les gangs de la surface. Aucun bébé ne survit par 50 degrés, sans boire, pendant deux jours. À cet âge-là, quelques heures à peine suffisent pour mourir de déshydratation. Il le sait. Ils le savent. L’orchestre reprend. À la sortie du champ de carcasses, Enki s’arrête pour souffler. Derrière, les ombres ont disparu. À cent mètres devant, cachée par une fine pellicule de sable et signalée par un lampadaire décrépit, s’ouvre la trappe vers les souterrains. Mais Enki pourrait y laisser ses plumes : il entre maintenant dans une zone à découvert, terrain de jeu favori des snipers – tous gangs confondus. Il va falloir être rapide, même avec 10 litres d’eau au bout de chaque main. C’est la fin d’après-midi. Le soleil étire les ombres et aveugle le regard. Enki sait qu’il n’aura pas d’autres chances. Ses réflexes s’aiguisent. Ses muscles se tendent.
Un puissant coup sur la nuque le plonge dans la nuit. L’adagio qui vient de démarrer se perd dans les brumes de sa conscience. Tout s’éteint.
Chapitre 2
— Enki ! Enkiiiiii !
La voix flûtée de Linaé rebondit contre les parois de grès humides des souterrains, et à la façon d’un boomerang, revient vers elle accompagnée d’un concerto de gouttelettes. À chaque fois qu’elle sent monter l’angoisse, la jeune femme chantonne doucement le nom de son conjoint, et à chaque fois, l’écho que lui renvoie les murs l’apaise. Ses crises ont commencé pendant sa grossesse, et se sont intensifiées au fur et à mesure que les ressources pour elle et son futur nouveau-né ont commencé à manquer, pour finir en une macabre apothéose un soir d’août 2040. Enceinte de 9 mois, elle et son mari couraient se réfugier sous terre, la température à l’extérieur dépassant pour la première fois les 50 degrés pendant 7 jours d’affilée. C’est quand elle est arrivée au cœur de la nuit que les contractions ont commencé à s’intensifier. Les vieilles pierres semblaient rugir avec elle, alors qu’un nouvel être passait progressivement du noir de ses entrailles au noir du sous-sol où elle craignait de passer le reste de sa vie.
— Enki ! Enkiiiiii !
Cela fait quatre heures que Linaé parcourt ces entrailles avec sa baguette de sourcière, dans l’espoir de dénicher une source perdue dans les tréfonds. Et cela fait quatre heures qu’aucun chiffre n’apparaît sur l’écran numérique intégré à ses baguettes. Si elle ne trouve pas de l’eau d’ici deux heures, elle devra retourner au camp. Enlin était endormie quand elle est partie. Mais qui sait combien de temps elle le restera ? Ses cauchemars ont commencé juste après son accident. En rentrant de la citerne, Enki et Linaé avaient trouvé leur fille évanouie dans leur appartement, le visage roussi par la chaleur, la langue sèche, et les bras crevassés par la sécheresse. Ils s’étaient précipités pour lui porter secours. Une minute plus tard, Enlin s’était brusquement réveillée et leur avait raconté son rêve. Elle était en train de se baigner dans une eau pure sous un soleil radieux. Quand tout à coup, une ombre gigantesque a foncé de l’horizon vers elle. Une seconde après, l’ombre lui maintenait la tête sous l’eau. Puis un rire l’a tirée du sommeil juste à temps.
— Enki ! Enkiiiiiiiiiiii !… Mais ? MAIS ?
Cette fois-ci, aucun écho ne vient réverbérer sa propre voix. Ses yeux usés par l’absence de lumière mettent quelques secondes à comprendre ce qu’ils perçoivent. Linaé est à l’orée d’une grotte gigantesque. Le paysage est ponctué par quelques stalactites où sont accrochées d’immenses chauves-souris endormies et scindé en deux par une vaste gorge au creux de laquelle coule un torrent. Dans ses mains, sa baguette vibre et clignote comme un colifichet de fête foraine. Linaé appuie sur le bouton d’envoi des données de géolocalisation afin de transmettre toutes ses données au siège d’Eau de Paris, éclate d’un rire sonore et rebrousse chemin le sourire aux lèvres.
À quelques kilomètres de là, dans une bâtisse de 7 étages près d’une Seine désormais exsangue, une lumière rouge vient illuminer un tableau de commande au rez-de-chaussée. Le bip-bip sonore qui l’accompagne attire l’attention d’un homme en blouse blanche qui se précipite vers les lignes qui défilent sur l’écran. Il s’assoit devant, reste quelques instants interdit, puis se précipite hors de la salle en criant :
— DE L’EAU ! DE L’EAU ! PRÉPAREZ-VOUS AU DEPART !
Chapitre 3
— Hé, hé… Pssst… Réveille-toi… Vite…
Enki ouvre un œil, puis deux. Tout autour de lui se dessine peu à peu une chambre étroite et sale, aux stores tirés laissant filtrer quelques lueurs allant du jaune au violet. Un nez rougeaud et une paire d’yeux fatigués furètent comme un jeune chien à quelques centimètres de son visage.
— Patryk ?
Enki repousse maladroitement la grosse truffe nauséabonde qui le surplombait.
— Qu’est-ce que tu fous là ?
— Je te retourne la question, andouille.
— Je… ?
— Vous n’étiez pas censés avoir filé sous terre depuis un petit moment déjà ?
— Oui, mais…
— Andouille.
— Patryk, nos réserves d’eau s’épuisent. Et nous avons de plus en plus de mal à en trouver en bas dans les souterrains. Je n’ai plus le choix.
— Tu sais que je ne serais pas toujours là pour te protéger, andouille.
— Mais…
— Bon, n’en parlons plus, comme va ma sœur ?
— Elle va bien. Les choses ont changé. Ce qu’elle a appris à Eau de Paris nous est utile tous les jours, maintenant que nous sommes sous terre.
— Bien. Bien, et Enlin va bien ?… Mieux ? Je suis une andouille…
— Toi et ton petit groupe, vous vous faites du fric en vendant de l’eau souillée à des prix défiant toute concurrence, qui provoque chez nombre d’enfants de l’âge d’Enlin dysenterie et déshydratation. Et tu oses me demander comment va ta nièce ?
Enki se lève. Patryk rougit et recule de quelques pas. Enlin se dirige en clopinant vers la fenêtre et entrouvre le store. Devant l’immeuble où il loge se trouve deux immenses camions-citernes couleur rouille, entourés par une quinzaine de personnes gueulardes et manifestement ivres. Au-delà, des murailles faites de carcasses de voitures barrent l’horizon. Plus loin entre la terre et le ciel se trouve un unique lampadaire qui indique l’entrée vers le monde souterrain.
— C’est les personnes avec qui tu traînes maintenant ?
— Sans eux, sans moi, tu serais probablement mort à l’heure qu’il est. Alors un peu de respect, s’il te plaît.
Cadet de la famille, Patryk s’est toujours senti décalé par rapport à l’ambiance qui y régnait. Ses notes ne suivant pas, les espoirs d’études supérieures ont vite fui. À 16 ans, Patryk était déjà dans la rue, frayant avec les jeunes du quartier, s’essayant au trafic de drogue avec un remarquable succès. Échelon après échelon, Patryk gagnait en confiance. Et quand le business de l’eau commença à être aussi lucratif que celui de la drogue, il fut le premier à se positionner sur le marché. Mais la concurrence était rude, et la ressource venant à manquer, les O.P.A. devenaient de plus en plus hostiles.
— ON A UN SIGNAL LES GARS ! ON A UN SIGNAL ! C’EST PAS LOIN !
— HOURRAH ! HOURRAH ! L’EAU EST PROCHE ! ENFIN !
Tout à coup, un flash de lumière éclabousse la cour en contrebas. Puis des rafales de mitraillettes crépitent dans la nuit. Des râles ensuite. Patryk voit ses collègues tomber comme des mouches. Il sort un pistolet automatique de sa poche arrière et se précipite en bas sans même un regard pour son beau-frère.
Enki le suit du regard et remarque qu’il n’a pas pris soin de refermer la porte en sortant. Alors, Enki descend de l’immeuble au petit trot. Dehors, le tonnerre des armes rugit de plus belle et la mort plane sur le champ de bataille. À sa gauche, Enki aperçoit ses jerricans d’eau intactes balancés contre le mur, et plus loin une porte donnant sur le noir du désert. Enki court vers la sortie, prend les jerricans au passage, laisse la folie des hommes loin derrière lui et part rejoindre sa femme et sa fille dans la nuit.
Chapitre 4
— Linaé ? Linaéééé ?
D’habitude, deux torches encadrent l’entrée des souterrains, à côté desquelles Enki, Linaé et leur fille se sont aménagé un campement de fortune. Mais ce soir, un noir de jais plombe les lieux. En arrivant sur le seuil, Enki pose ses deux jerricans, prend une petite torche à dynamo dans sa poche, et commence à inspecter les alentours. Il ne s’est jamais vraiment habitué à l’air moite et suffocant d’ici-bas, qui le fait suer à grosses gouttes. Enki rejoint le campement à tâtons et découvre leur paravent jeté à terre, les vivres renversées et les deux chambres qu’ils s’étaient concoctées pour garder un semblant d’intimité couvertes de boue. Plus haut, Enki découvre les deux torches éteintes – une forte odeur d’urine émanant de chacune de leur extrémité.
Son pouls s’accélère. Il repense au Nil, aux cheveux de Linaé qui flottaient dans le vent, à sa façon étrange de le regarder lorsque lui-même se sentait étrange, à l’annonce de sa grossesse, aux yeux bleus d’Enlin qui contemplaient pour la première fois le monde. Il les voit mortes, tous les deux, étalées sur le sol humide de la grotte, et chasse aussitôt cette image hors de sa tête avec un cri de rage.
Des battements sourds venant du fond des souterrains viennent taper de plus en plus distinctement sur les tympans d’Enki. Arrivent cris et rires déformés par l’écho. Enfin, les ombres apparaissent – difformes, trapues, obèses. Une sarabande. Enfin, en tête, la voix flûtée de Linaé…
— Je vais vous dire où est la source. Je vais vous le dire. Mais, s’il vous plaît, ne faites pas de mal à ma petite fille, s’il vous plaît…
Les ombres prennent chair. Enki s’aplatit dans un recoin sombre, tandis qu’elles passent à quelques centimètres de lui. Au milieu, il reconnaît son beau-frère et ne peut retenir un cri de surprise. Le brouhaha faisant, seul Patryk s’en rend compte et tourne la tête vers lui. Son regard se fige un instant, puis son visage s’empourpre. Alors, comme pour fuir la honte, Patryk redresse sa tête et revient dans le rang. Derrière lui vient Linaé, fière, le port altier, tenant dans ses bras sa fille, la tête enfouie dans le creux de son cou. La compagnie s’arrête au campement détruit. Une personne s’en détache, se dirige vers les jerricans laissés par Enki à son arrivée, les récupère et hurle :
— C’EST CA TA SOURCE ???!!! HAHAHAHAHA !
Le rire réveille brusquement Enlin. Elle commence à pleurer. Comme s’ils étaient seuls au monde, comme aux premiers jours, sa mère pose sa tête sur la sienne, ferme les yeux et fredonne calmement les premières notes d’une mélodie qu’Enki reconnaîtrait entre mille. Quelques notes. Un accord mineur. Autour d’eux, les rires et les moqueries s’amplifient jusqu’à tapisser la grotte d’un revêtement sonore de bêtise et de mépris. « Je dois aller chercher de l’aide ! » pense Enki.
Linaé ouvre un œil et voit au loin son amour les regarder sans rien dire. Elle sourit du coin des lèvres, tout en continuant à chanter. Elle est jeune et amoureuse, et part en vacances avec Enki pour la première fois. Au-dessus d’eux, le tonnerre gronde et les nuages laissent passer des rayons hésitants. Pour elle, il s’élance à travers la grotte et, de recoins sombres en recoins sombres, arrive jusqu’à l’échelle d’entrée sans se faire remarquer par le groupe de démons qui se rapprochent toujours plus de sa femme et son fils. Le grondement de l’orage double d’intensité, et pourtant la lumière se fait plus belle. Tout en haut, la trappe bouge lentement. Le voilà presqu’en haut. La trappe est ouverte maintenant. De chaque côté d’Enki, deux gorilles en uniformes anti-émeutes accrochés à des filins se précipitent vers le sol. En haut, un homme muni d’un gilet siglé Eau de Paris lui tend la main afin de le hisser vers la surface. Une fois sorti, il lui dit :
— Ne vous inquiétez pas, on a reçu le signal. On s’en occupe. Votre femme nous est précieuse. Nous ne la perdrons pas.
— Faites vite, répond Enki. Faites vite, j’ai peur qu’ils lui fassent du mal
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